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Craig Frewin bouscula deux sous-officiers qui se précipitaient vers leur section. Il remontait à contre-courant dans ce flot humain qui coulait vers les quais pour embarquer. Il parvint à l’entrée sud de l’hôpital et manqua de renverser deux infirmières qui sortaient, un ballot blanc sur l’épaule.
Même l’accueil était fébrile depuis l’annonce du départ. Le hall tout entier résonnait sous l’écho des pas précipités. Frewin s’adressa à la fille de permanence :
— Pouvez-vous prendre un message pour Ann Dawson ?
— Elle doit être à l’étage, vous voulez...
— Non, pas le temps. (Il lui tendit une petite enveloppe au nom de l’infirmière.) C’est très important.
Et il fit demi-tour.
Dans sa lettre il lui demandait de se tenir prête, dès lors qu’il disposerait d’une liste de suspects avérés, il lui ferait parvenir les noms et comptait sur elle pour se procurer sans attendre les dossiers militaires et si possible médicaux.
Il terminait par une phrase de remerciement mal rédigée qui pouvait être interprétée comme le regret de ne pas travailler à ses côtés plus longuement. En réalité, Frewin était déçu de ne pas avoir plus de temps pour la comprendre et cerner ses vraies motivations.
Dehors, il retrouva le port et sa foule d’uniformes. Plusieurs milliers d’hommes regroupés par sections et compagnies, piétinaient devant les navires qui devaient les transporter. Une odeur de sueur, aux relents d’essence et de mazout, se mêlait aux fragrances de la mer qui frappait les coques avec régularité. Les abords du Seagull n’étaient pas plus calmes, bien que les hommes fussent déjà à bord depuis quelques jours. L’état-major avait décidé d’ajouter deux compagnies au dernier moment.
Frewin fut frappé par le silence des hommes.
La plupart ne se regardaient même pas, les yeux dans le vague, posés sur le sac du voisin. Bien trop préoccupés pour échanger ne serait-ce qu’un mot. Ils fixaient l’instant, la gorge serrée ou le cœur battant, en suivant la cadence frénétique des embarquements. Ils savouraient le soir, sachant qu’au matin, lorsqu’ils retrouveraient l’air libre, celui-ci serait saturé de poudre et du crépitement des armes, les âmes quittant les corps en si grand nombre qu’elles en tresseraient des chaînes vibrantes sur l’horizon, altérant le ciel et leur mémoire pour toujours... s’ils survivaient.
Frewin grimpa sur le pont du Seagull où il se fit indiquer le minuscule réduit qui allait lui servir de cabine avec Matters, le temps de la traversée. Ce dernier n’était pas encore là, bien que ses affaires fussent entassées au pied du hamac.
La tension était palpable, des milliers d’hommes s’affairaient, produisant une excitation si dense qu’elle saturait l’air, nouant les tripes et plombant les estomacs. Frewin avait l’impression que la moindre étincelle sur ces murs de fer provoquerait un embrasement général. Il voulut remonter sur le pont, traversa couloirs et coursives, et parvint à un escalier où l’on déchargeait les dernières caisses. Lorsqu’il réussit à refaire surface, les deux tiers du pont étaient occupés par des grappes de soldats. Frewin se cala contre le bastingage d’où il surplombait les quais encore fourmillant d’uniformes. Les lampes n’éclairaient plus assez pour qu’il puisse repérer les visages. De plus, il ne pouvait scruter que la foule embarquant par la passerelle avant, l’arrière étant trop éloigné et plongé dans une myriade de halos noir et ambre.
Un sous-officier de bord vint vers lui, et le salua.
— Mon lieutenant, il va falloir descendre, la traversée s’effectuera à l’abri.
— C’est ce qu’on m’a dit, murmura Frewin. (Il se racla la gorge et se redressa :) Mais je suis de la PM et en enquête, je dois rester ici pour l’instant.
Le sous-officier, déconcerté par le brassard et ne sachant quelle attitude adopter, préféra acquiescer et reculer.
— Très bien...
Après un rapide coup d’œil vers Frewin, il retourna s’assurer que tous les nouveaux arrivants prenaient bien le chemin des niveaux inférieurs.
Frewin resta vainement à guetter Matters parmi cette foule de visages inconnus. Jusqu’à ce qu’un groupe d’hommes portant des brassards blancs à croix rouge arrivent, accompagnés d’infirmières, et qu’ils se présentent en bas de la passerelle. Le médecin-chef tendit un papier au responsable des affectations et toute la cohorte se mit à grimper. Frewin reconnut alors Ann Dawson qui ouvrait de grands yeux sur tout ce qui l’entourait. En quelques enjambées, il réussit à la rejoindre tandis qu’elle posait le pied sur le pont. Un sous-officier du bord relut les papiers du médecin-chef et vérifia sur sa liste.
— Que faites-vous ici ? interpella Frewin.
Ann le dévisagea un court instant avant de lui sourire.
— Je me suis fait muter sur le Seagull, dit-elle, presque enjouée, je serai affectée à l’une des trois compagnies du bord, je ne sais pas encore laquelle.
Frewin la fixa intensément.
— J’ignorais que vous deviez partir avec les soldats, dit-il après un court silence.
Le regard de la jeune femme se fit plus aigu. Ses boucles blondes jouaient dans le vent malgré les barrettes et le képi blanc.
— Si je peux me permettre, il y a beaucoup de choses que vous ignorez de moi, lieutenant. Je vous l’ai dit : je veux vous aider dans cette enquête.
— Qu’est-ce que...
Le sous-officier l’interrompit :
— Mademoiselle, vous ne pouvez pas rester là, il faut descendre, dépêchez-vous, allez ! Suivez vos camarades.
Il joignit le geste à la parole en la poussant sans ménagement vers la porte où s’engouffraient les autres membres de l’unité médicale.
Ann fixa Frewin et ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique.
En moins d’une heure, tous les hommes furent installés à bord. Les dernières caisses chargées, le Seagull se prépara à appareiller.
Frewin n’avait pas aperçu Matters, sans s’en inquiéter toutefois, songeant que son second avait dû rejoindre leur cabine.
Comme le Seagull levait l’ancre, le ciel s’éclaircit soudain. L’eau autour du navire se mit à bouillonner, la coque frémit. La fumée jaillit des cheminées comme l’encre d’une étrange pieuvre d’acier et le quai commença lentement à s’éloigner. La sirène assourdissante fit vibrer l’air, semblable au long cri d’un monstre marin. D’autres lui répondirent, l’une après l’autre.
Un soldat prit position sur la passerelle de commandement et souffla dans sa cornemuse. Les écoutilles étaient restées ouvertes pour brasser l’air frais, et la mélodie mélancolique parvint aux centaines d’oreilles attentives.
Frewin contemplait le ballet des dragueurs de mines, des destroyers, des croiseurs et des frégates qui s’animaient dans la nuit du port militaire, saturés d’hommes et de munitions, la ligne de flottaison au plus bas.
L’armada mit une demi-heure à sortir de la rade, puis les moteurs s’emballèrent et le vent prit son élan pour hurler dans les couloirs. La musique se tut. On verrouilla les écoutilles et le vrai voyage commença.
L’aube serait blanche comme le cœur des explosions, puis écarlate.
Frewin lâcha le bastingage lorsque les lueurs de la côte ne furent plus que des points incertains dans le lointain.
Il songeait que parmi ces hommes qui allaient devoir tuer pour survivre se cachait un tueur, un vrai, qui torturait pour le plaisir.
Comment s’y prendre pour le démasquer ? D’ici quelques heures, le navire se viderait pour envoyer ses troupes en sections éparses vers des plages de cauchemar. Les hommes seraient éparpillés en autant de pistes à suivre sous les balles ennemies. Comment procéder ?
Finalement, s’il voulait retrouver sa piste au milieu de toute cette confusion, il devrait attendre que le tueur resserre l’étau lui-même.
Attendre le prochain meurtre. Frewin serra les poings d’impuissance.